Pour Sartre, la réalité-humaine est constituée de deux néants. Le pour-soi, c’est-à-dire la conscience, ne cesse de néantiser le présent pour le transformer en passé, c’est -à - dire en néant. La conscience s’arrache sans cesse à elle-même pour se néantiser dans un passé qui n’est plus. C’est le premier néant du pour-soi, le néant du passé. Mais la conscience ne cesse de se projeter en un futur qui n’est pas encore, donc qui est un néant.
Pour Sartre, la réalité-humaine est essentiellement projet. L’homme ne cesse de futuriser. Il est un néant de futurition. C’est le second néant du pour-soi, le néant du futur. Mais si l’homme est néant, il est donc indéterminé, c’est -à- dire radicalement libre. Pour Sartre, nous sommes condamnés à être libres.
L’homme est toujours ailleurs qu’en lui-même. Cette aliénation radicale (en latin, alienus signifie étranger) produit en tout homme un sentiment de dépersonnalisation et de déréalisation. Certains romans de Mahfouz rendent excellemment compte de ce sentiment particulier et, en premier lieu, le roman non traduit en français Les Cailles et l’Automne. Le personnage principal de ce roman, Issa, un homme déclassé qui a dû épouser pour rétablir sa situation financière une femme riche qu’il n’aime pas, exprime un véritable sentiment de déréliction :
Chaque personne a un travail mais ce n’est pas son cas. Chaque mari a des enfants mais lui n’en a pas. Chaque citoyen, en principe, est en règle, alors que lui est immigré à l’intérieur de son pays. Et que dire de ces virées régulières et constantes par lesquelles il essaie de s’évader ? Il se balade le matin entre café et café. Et, le soir, il se rend à Al Boudija, le centre, comme d’habitude. Que dire de ces virées routinières ? Des visites ennuyeuses à son entourage familial. Que dire encore de ces virées routinières ? Il est envahi par la souffrance, le manque, l’ennui et il se demande sérieusement jusqu’à quand il devra supporter cette vie déprimante.
Issa se sent abandonné, sans repère social, travail, famille, enfants, et sans vecteur de vie personnelle. Il erre sans but, de café en café, de visite familiale en visite familiale, d’habitude inutile en habitude inutile. Il est libre, mais sans contenu. Il se sent vide, de ce vide en quoi consiste la liberté selon Sartre, en tant qu’elle est fondée sur le néant. Le narrateur flotte dans un état d’apesanteur sociale et personnelle parce qu’il est néantisé par la répétition et par l’ennui : il ressent l’insupportable légèreté de la liberté.
Dans un autre de ses romans, Le Voleur et les Chiens, Mahfouz rapporte la déconstruction de son héros jusqu’à l’anéantissement final. Ce héros, Saïd Mahrane, est un voleur de profession qui, à peine sorti de prison, cherche à se venger de ceux qui l’ont dénoncé à la police. Toutes ses tentatives virent à la catastrophe : il tue un innocent, est traqué par la police et ne trouve de refuge qu’auprès d’un vieux mystique soufi, le Cheikh Ali Guénidi. Cette perte progressive de substance le conduit au néant, ou plus précisément au rien de l’indifférence.
L’abandon des hommes ressenti par Saïd Mahrane est un abandon absolu, sans plus aucun point de repère ni aucune attache affective ou personnelle. Le voleur est lui-même comme un chien crevé au fil de l’eau.
Mais, la liberté pour Sartre n’est pas seulement l’indétermination en tant qu’elle est le fondement premier de la liberté, c’est aussi l’arrachement au passé et la projection dans le futur de la réalité- humaine vers ce que Sartre appelle le projet. Cette projection permanente qui fait la liberté selon Sartre peut être retrouvée dans l’œuvre de Naguib Mahfouz sous la forme de ce que l’on pourrait nommer une suite de jaillissements projectifs.
(A suivre)